31 chambres à soi #6 | Jeanette Winterson par Caroline Solé

Un portrait d'autrice par jour écrit par une femme durant le mois international des droits des femmes

À l'occasion du mois international des droits des femmes, 31 femmes d'exception vous proposent de partir durant tout le mois de mars à la rencontre de 31 autres femmes, toutes autrices, aussi talentueuses et impressionnantes que les premières.

Ainsi, chaque jour, pendant un mois, sur La Voix du Livre, découvrez un portrait d'une autrice, française ou étrangère, contemporaine ou historique, de littérature générale, jeunesse, musicale ou illustrée, écrit par une invitée, qu'elle soit autrice elle aussi ou bien illustratrice, blogueuse, chanteuse, dramaturge, comédienne, professeure, youtubeuse...

C'est parti pour un mois d'exploration de 31, voire 62, chambres à soi, ces lieux immanquables de littérature où les femmes trouvent, enfin, leur place.


Jour 6 : Caroline Solé présente Jeanette Winterson
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« J'ai lutté à mains nues quasiment toute ma vie. » Dès les premières pages de Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?, Jeanette Winterson donne le ton. C'est un combat intérieur et social qu'elle a dû mener pour devenir romancière. La féminité et la littérature sont constamment mêlées dans les mémoires de cette auteure britannique, qui a connu le succès dès son premier roman Les oranges ne sont pas les seuls fruits, paru en 1985.
C'est ce qui m'a intéressée et particulièrement touchée dans ce récit : le lien intrinsèque entre la construction d'une identité féminine et d'une carrière littéraire. Plus d'un quart de siècle après la sortie de son best-seller, Jeanette Winterson revient sur son enfance hors norme et l'écriture de son premier ouvrage, qu'elle résume ainsi : « Il est en partie autobiographique dans le sens où il raconte l'histoire d'une petite fille adoptée par un couple de pentecôtistes. On la destine à être missionnaire. Au lieu de cela, elle tombe amoureuse d'une fille. Catastrophe. » Son intention, alors, était « d'échapper à l'idée reçue selon laquelle les femmes écrivent toujours sur "l'expérience" — dans les limites de ce qu'elles connaissent —contrairement aux hommes qui écrivent sur ce qui est grand et audacieux — le grand schéma des choses, l'expérimentation avec la forme. »


Le portrait qu'elle brosse de sa mère est truculent et glaçant. Une femme dépressive, obsédée par l'Apocalypse, qui brode sur le sac de sport de sa fille « L'été est fini et nous ne sommes pas sauvés », qui colle des exhortations partout dans la maison, comme ce panneau sous le portemanteau : « Pense à Dieu plutôt qu'au chien ».
Elle récite la Bible à sa fille et lui interdit de lire des romans. Une fille qui deviendra pourtant... romancière. « J'ai eu besoin des mots parce que les familles malheureuses sont des conspirations du silence. » écrit Jeanette Winterson.
En secret, l'adolescente se rend à la bibliothèque municipale et entreprend de dévorer par ordre alphabétique tout le rayon « Littérature anglaise en prose de A à Z ». « Dieu merci, elle s'appelait Austen... » En découvrant également les poèmes de T. S. Eliot, elle fond en larmes. « J'étais déboussolée en matière de sexe et de sexualité, et des problèmes aussi concrets que savoir où vivre, comment me nourrir, passer mon bac m'angoissaient. Je n'avais personne sur qui compter, mais T. S. Eliot m'a aidée. Du coup, quand les gens disent que la poésie est un luxe, qu'elle est optionnelle, qu'elle s'adresse aux classes moyennes instruites, ou qu'elle ne devrait pas être étudiée à l'école parce qu'elle n'est pas pertinente ou tout autre argument étrange et stupide que l'on entend sur la poésie et la place qu'elle occupe dans notre vie, j'imagine que ces gens ont la vie facile. Une vie difficile a besoin d'un langage difficile - et c'est ce qu'offre la poésie. C'est ce que propose la littérature - un langage assez puissant pour la décrire. Ce n'est pas un lieu où se cacher. C'est un lieu de découverte. »



Lorsque Mme Winterson découvre l'homosexualité de sa fille, elle lui demande, effarée, ce qu'elle peut bien trouver dans cette relation. Quand je suis avec elle, je suis heureuse, répond Jeanette. Et la mère de rétorquer : Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?
Jeanette quitte la maison, ou la fuit plutôt, à seize ans. À la fin des années soixante-dix, dans le Nord industriel de l'Angleterre, « les femmes maintenaient la cohésion de la famille et de la communauté. Mais l'invisibilité de leur contribution, ni mesurée ni rétribuée ni même récompensée socialement, signifiait que mon monde était peuplé de "femmes au foyer", des femmes fortes et capables, qui devaient s'incliner devant leur homme. »
Contre toute attente, Jeanette s'inscrit à l'université d'Oxford. « Autour de moi, personne n'était allé à l'université et on encourageait plutôt les filles les plus brillantes à devenir institutrices ou comptables. Oxford et Cambridge n'entraient pas dans la liste des choses à faire avant de mourir. » Elle est d'abord refusée, s'obstine, obtient un rendez-vous avec le directeur d'étude et finit par intégrer cette université prestigieuse avec une ambition : écrire. « Pour une femme, une femme de la classe ouvrière, vouloir être écrivain, un bon écrivain, et croire que l'on a assez de talent pour cela, ce n'était pas de l'arrogance; c'était de la politique. »


À 24 ans, Jeanette Winterson va donc connaître le succès avec son premier roman et devenir une icône féministe. Elle revient dans ses mémoires sur les années sombres qu'elle a dû traverser, adulte, pour se libérer de sa mère adoptive, renouer avec sa mère biologique, accepter ses démons intérieurs.
« Les marques sont là, des zébrures saillantes. Lisez-les. Lisez ces blessures. Réécrivez-les. Réécrivez ces blessures. C'est pour cette raison que je suis écrivain - je ne dis pas que j'ai "décidé" de l'être ou que je le suis "devenue". Ce n'était pas un acte volontaire ni même un choix conscient. Pour éviter la trame serrée de Mme Winterson, je devais être capable de faire mon propre récit. Mi-réalité mi-fiction, voilà les ingrédients qui composent une vie. Et comme dans l'espionnage, il s'agit toujours d'une légende, d'une couverture. J'ai rédigé mon issue de secours. »
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Caroline Solé a publié son premier roman chez l'école des loisirs, La pyramide des besoins humains, en 2015, qui a été très remarqué par les librairies et la critique. Elle poursuit son parcours d'autrice de littérature pour adolescent·es avec La petite romancière, la star et l'assassin chez Albin Michel Jeunesse. Caroline Solé vit à Paris.

Commentaires

  1. Et voilà, un de plus dans ma PAL... J'ai souvent croisé ses livres en librairie, mais jamais franchi le cap ! Voilà qui me convainc ! Merci :)

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    1. Moi aussi c'est terrible ce mois nous ruinera.

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  2. (Je ne peux pas poster de commentaire depuis mon tel T_T)
    J'ai commencé par découvrir un extraits des "Oranges" en version d'anglais : "mon père aimait regarder le catch, ma mère aimait catcher avec le reste du monde..."
    J'ai lu "Pourquoi être heureux...". Beaucoup de mal à rentrer dans ce livre... une pause de quelques mois et je l'ai fini d'une traite.
    Je ne dirais pas que j'ai aimé mais pfiou quelques passages marquent. Et ce titre...
    Une bonne découverte !

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    1. Merci de ton témoignage ! Tu m'as, à ta manière, donné envie d'y aller aussi :)

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